L’Autre Dormeur du Val
Dans la campagne tranquille, un dormeur isolé...
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Il était une fois… Non, trop classique comme début et si vieillot. Puis il ne sera nullement question de princes et de princesses, il n’y aura ni puissant dragon, ni vilaine sorcière… Quoique, qui peut dire ce qui peut arriver dans une histoire comme celle qui va suivre ? Personne, bien entendu !
Et vous ne pouvez pas me contredire puisque j’ai raison, n’est-ce pas ? Bien… Qui je suis ? Mais voyons, je suis le narrateur de cette histoire, bien sûr ! Sans moi, vous ne sauriez rien de cette aventure passionnante qui… Mais j’y songe, je ne vous ai pas encore dit que…
Mais commençons par le début, voulez-vous ?
Imaginez donc un beau moi d’avril dans la campagne. Tout est au rendez-vous pour rendre cette journée fort agréable : le soleil brille dans le ciel et une douce brise souffle doucement. Les papillons volettent de-ci de-là et il règne une atmosphère paisible.
Sur le bord du chemin, … Oui, il y a un chemin. Il y a toujours un chemin, non ?
Sur le bord du chemin, disais-je, un arbre. Un chêne vénérable et pluri-centenaire pour être exact. Un arbre qui lance majestueusement ses ramures dans le ciel et ses racines dans la terre. Telle une ancre dans la réalité, il a vu passer bien des années de guerre et de conflits, de batailles sanglantes et de paix tendues, dans l’indifférence la plus totale. La guerre des hommes ne le concerne pas, il ne fait pas partie de leur monde.
Dans l’ombrage reposant du vénérable ancêtre, une forme immobile est adossée. En s’approchant d’avantage, le long du chemin caillouteux, on peut distinguer qu’il s’agit d’un homme, apparemment assoupi, un soldat probablement ou un sous-officier du régiment. Un papillon vient voleter un instant autour de sa botte cirée à peine poussiéreuse avant de disparaître, porté par le vent léger. Plus rien ne bouge, tout est paisible, si paisible, trop paisible…
Ce n’est pas une tenue de sortie ou de défilé mais le militaire a belle allure dans son bel uniforme. L’une de ses mains repose dans l’herbe verte et tendre et la seconde est posée sur son flanc. Son casque lui couvre le visage, protégeant ses yeux du soleil. Impossible de dire s’il a perçu notre présence alors que nous l’observons.
Un souffle de vent un peu plus fort vient perturber la tranquillité des lieux pendant un court instant. Un lapereau venu grignoter des feuilles de trèfle en dresse les oreilles, intrigué. En quelques bonds, il rejoint notre dormeur et lui renifle craintivement la main avant de s’éloigner rapidement, à son tour.
Approchons-nous d’avantage.
L’uniforme militaire n’a rien d’extraordinaire en lui-même. Simple tenue ayant un rôle fonctionnel, il n’a guère de fioritures ou de décorations superflues, à peine une médaille discrète et les signes distinctifs de son grade et de son régiment d’appartenance.
Une étrange idée que celle-ci : l’appartenance à un corps d’armée, un régiment. Quand la guerre vous prend et vous emmène avec elle, détruisant tout dans son sillage, peut-on encore appartenir à autre chose que la guerre elle-même ?
D’ailleurs, que fait-il là, ce soldat solitaire ? Où sont ses camarades, ses frères d’armes, ses compagnons de route ? Où est son régiment, son bataillon, son armée ? Nul signe d’eux à l’horizon. Il est seul, isolé, abandonné.
D’aussi près, on peut à présent voir son fusil, à ses cotés, tout près de sa main ouverte sur la caresse des herbes fraîches. Tout comme son uniforme, et comme n’importe quel fusil, il est purement fonctionnel et utilitaire. Aucun signe ou marque de personnalisation. Ce fusil pourrait être le fusil de n’importe qui, de n’importe quel autre soldat, ouvrier de la Mort sur n’importe quel champ de bataille. Aucun ornement décoratif ne vient troubler la fonction destructrice de cet outil si propre à l’être humain.
Dans son abandon actuel, le guerrier désarmé semble bien impuissant, inconscient de notre présence, proche à le toucher. De s’être autant approcher de l’homme immobile, il est maintenant possible de voir qu’il glisse peu à peu sur le coté sous l’effet de la gravité et de son relâchement musculaire complet. Sous peu, il glissera dans l’herbe et roulera avec délice et volupté dans le parfum des herbes fraîches.
Il glisse, lentement mais sûrement. Si lentement qu’on aurait envie de le pousser du doigt pour le faire tomber plus vite. Lentement, très lentement, il penche de plus en plus. Son casque a des velléités d’indépendance et frémit à son tour, prompt à suivre le mouvement de son porteur indifférent.
Lequel des deux touchera le sol le premier ? L’homme ou son casque ? Le casque ou son porteur ? On se surprend à se laisser aller au jeu. Un jeu bien incongrus, voire déplacé, mais qu’importe ! Le casque semble glisser plus rapidement, ayant commencé cette course improbable en position d’équilibre aussi précaire qu’instable qui l’avantage.
Il glisse, il descend. La mentonnière n’est pas attachée. Il va basculer…
Oui !
Il tombe !
SPAT !
Avec un bruit mat, le casque d’acier tombe dans les herbes où il git, immobile, abandonné à son tour, comme le fusil avant lui.
La chute du casque dévoile le visage du soldat. Ou plutôt, l’absence de visage…
Immédiatement, l’horreur de la guerre des hommes nous rattrape aussitôt face à ce masque mortuaire cauchemardesque.
Le dormeur de ce val n’en était pas un et la bouillie sanguinolente que cachait le masque tombé n’a plus rien d’un visage humain.
Chair et os, muscles et cartilages sont mélangés dans une débauche effrayante de variantes de rouges, sanguins, carmins, pâles et de blancs. Le blanc des os brisés. Le blanc des yeux révulsés. Le blanc des dents exposées.
Parce que la guerre ne meurt jamais.
Parce que la fin de l’homme sera l’œuvre de l’homme.
Parce que l’un n’ira jamais sans l’autre.
Alors il y aura toujours un « Dormeur du Val ».
Fin… ?
Avril 2012
Inspiré du Dormeur du Val de Rimbaud